Malheureusement pour moi, la suite logique serait de monter dans un bateau pour aller explorer d’autres fjords plus avant pendant quelques jours. Mais ce n’est pas donné du tout… Alors je scrute la carte pour tenter de trouver une autre route, ou un trail qui permettrait de rester dans l’ambiance des fjords sans couler le budget . Cet immense territoire est quasi vierge car personne n’a encore posé le pied sur la plupart de ces montagnes… c’est intrigant. Même les Maoris qui vivent en Nouvelle-Zélande depuis 1000 ans ne viennent jamais jouer dans les parages. Il faut dire que les fjords sont séparés des terres habitables par une série de montagnes abruptes elles-mêmes déchirées par des grands lacs, qu’il pleut jusqu’à 8 mètres d’eau par an et que le sol est recouvert d’une épaisse couche de mousse détrempée ou de racines piégeuses noyées de boue qui prennent le téméraire jusqu’à mi-cuisse !
Il y a bien un trek, mais il se fait sur 9 jours, ne sort jamais de la forêt, ne s’approche pas vraiment de l’eau et préfère les bourbiers aux crêtes rocailleuses… Avouez que ça ne fait pas trop rêver. Ah ! Et la zone est infestée de sandflies, des moucherons en apparence inoffensifs que l’on ne penserait jamais devoir chasser, mais qui te mangent la peau créant des démangeaisons dix fois pires que celles des moustiques et qui perdurent pendant une semaine… En bateau c’est le pied, par contre. Baleines, dauphins et lions de mer viennent batifoler régulièrement dans les eaux. Il y a de quoi s’amuser pendant des semaines là-dedans ! À condition d’être bon pêcheur ou d’avoir un grand frigo à disposition car les supérettes ne courent pas les fjords…
En potassant quelques cartes topo de la région, je tombe alors sur l’existence d’une piste d’entretien de la ligne électrique sortant de la centrale et coupant droit à travers les montagnes. Je la tiens ma route pour le fjord ! Cette piste contourne le lac en enchaînant les plus beaux cols qui soient, et vient se connecter à mes 20 kilomètres de bout de route perdus au milieu de rien. Parfait ! Enfin… à un détail près : le cartographe a dû oublier quelques centimètres de pointillés sur sa carte, car à l’en croire, la piste serait interrompue en plein milieu sur une paire de kilomètres. Improbable ! Il faut aller voir cela de plus près. J’ai le temps de voir venir, la bifurque ne se fera pas avant 250 km…
‘– Arrête-toi ! N’y va pas ! C’est pire que la Cordillère des Andes ce truc-là !’ Me crie l’ancienne. Son camarade de mari renchérit :
‘– Et tu peux nous croire, on l’a traversée 11 fois de part en part…’
‘– C’est plus raide que le Machu Pichu !’
‘– Six heures que ça nous a pris… Six heures pour faire ce pauvre kilomètre qu’ils ne se sont pas donné la peine de finir !’
‘– Sacoche après sacoche, c’est pas une piste, ce truc. C’est pas un sentier non plus… C’est de l’escalade !’
‘– … de l’alpinisme !’
‘– Merde, Darling…’ fait le vieux à sa compagne de jeu après un temps, ‘on est tombés sur un plus fou que nous.’
‘– Il va y aller c’est sûr, il paraît mûr pour s’y cogner, franchement…’
‘– Mais tu ne pourras pas dire que personne ne t’as prévenu !’
‘– Et tu vas en chier, jeune con !’
‘– Oh ! ça oui, pour pousser, tu vas pousser, mon gaillard ! On se voit un de ces jours, tu nous raconteras !’
J’attaque donc gaiement le premier col sur une de ces jolies pistes de montagne, mitonnée aux petits oignons sauvages comme j’en raffole. Ce n’est pas trop raide, ça roule plutôt bien et surtout… c’est magnifique. Bon, il y a bien la ligne électrique qui fend le paysage mais, pour une fois, elle est le gage d’un passage donc je ne m’en plaindrai pas. Peu de monde vient jusqu’ici. Seules quelques vieilles cabanes de chasse presque en ruine témoignent d’une présence humaine temporaire, ainsi qu’une hutte pour randonneurs avides de vide… dont je prends soin de noter l’emplacement pour le voyage retour.
Heureusement la pluie vient. Salvatrice et rafraîchissante, elle fait fuir les sandflies. Je me mets aussitôt en caleçon, et continue à soulever, à pousser, à tirer de plus belle, telle une locomotive à vapeur qui brûle tout son charbon. Jamais l’idée de l’énergie potentielle n’a pris plus de sens dans mon corps en ébullition. C’est un exemple comme ça que mon prof de physique de seconde aurait dû employer pour nous faire passer le concept. Un kilo élevé d’un mètre prend une énergie potentielle de… etc. L’énergie, la chaleur, … peut pas mieux faire !
Je suis rendu exactement là où le chemin s’arrête. Au dernier pylône de ce côté-ci de la vallée. Le prochain est accessible par l’autre côté ! C’est à dire qu’il faut faire un détour de 200 kilomètres, traverser un immense lac, se farcir un gros col et enfin… atteindre le sommet, situé à peine à une borne à vol d’oiseau devant moi. Pour de l’entretien, ça ne devait pas valoir la peine de dépenser des millions à y tailler le chaînon manquant. Et à la vue du lieu, je comprends. On peut voir se dessiner une petite sente de varappe qui essaie péniblement de s’y frayer un chemin. Ce sera pour demain ! Mais hors de question de trimballer tout mon fatras, je le laisserai là. Un sac à dos et le vélo sur l’épaule, je ferai l’aller-retour dans la journée. En dehors de la zone de portage, ça me fera une centaine de kilomètres avec deux cols. Ça devrait le faire tout juste. Mais d’abord repos ! J’en ai bien besoin…
Au moment de m’endormir, seul sur cette montagne du bout du monde, j’entends un cri. Là, juste à côté de moi. Un cri perçant et plaintif à la fois… un kiwi ? Serait-ce un de ces fameux kiwis qui font la renommée du pays ? Pas le fruit évidement. Déjà ceux-ci ne crient pas, bien qu’ils soient velus et ventrus, et puis ils ne poussent que bien plus au nord. Ils ont pour raison d’être de finir dans nos supermarchés à l’autre bout de la planète après avoir traversé les océans par cargo. Pas un Néo-Zélandais non plus, bien qu’ils se fassent tous appelés Kiwis. Il s’agit peut-être de ce drôle de petit volatile – qui d’ailleurs ne vole pas – et dont le pays a fait son emblème. Est-ce le cri de cet oiseau qui a retenti ? Et maintenant, est-ce cette rareté de chair et de plume qui passe sur le chemin juste derrière ma toile de tente ? Ce serait une sacrée aubaine de le voir, car on ne fait pas plus discret. Ils sont tellement craintifs qu’ils ne sortent que la nuit et restent éloignés de toute activité humaine. En six mois de Nouvelle-Zélande, je ne rencontrerai qu’une seule personne ayant aperçu un kiwi sauvage (mais ça je ne le sais pas encore). Alors je dégaine ma frontale, m’apprête à l’allumer au moment où j’ouvrirai la tente à la volée… mais rien. Le noir complet. Un pauvre sentier détrempé s’enfonce dans la forêt. Le piaf me fera plusieurs fois le coup sans jamais se laisser voir… tant pis ! Ç’aurait été trop beau. Je ne suis pas chez les Kiwis depuis un mois que j’en verrais déjà un pour de vrai ! Trop facile.
Un peu plus tard, dans un futur proche dont mon petit doigt m’a déjà conté bien des choses, un kéa viendra me becqueter la casquette. Les kéas sont des perroquets. Les seuls du pays, les plus gros du monde, et aussi les uniques représentants de leur genre capable de vivre en milieu alpin. En bref, on pourrait avoir des kéas dans nos Alpes s’ils avaient eu l’envie de voyager un peu ces derniers milliers d’années. Mais non, ils sont endémiques à la Nouvelle-Zélande et un brin casaniers. Et ils sont d’un curieux ! Un vilain défaut, je vous le dis. Ils viennent visiter vos affaires, vous tricotent des trucs avec leurs serres et pincent tout ce qui passe à portée de leur bec, y compris mon petit doigt ! (l’expérience en sera douloureuse, vous pensez ! c’est le meurtri qui me l’a racontée). Une bande de kéas investigatrice peut te ruiner un gros sac à dos de montagne en moins d’une heure. Ils le lacèrent et étalent tout son contenu dans le vallon. Il faut garder l’œil ! Mais ils sont tellement beaux avec leurs plumes vert émeraude et le dessous des ailes rouge et bleu… on leur pardonne tout !
En raison de son long isolement du reste du monde, la Nouvelle-Zélande abrite une faune et une flore très particulières (environ 80 % de cette dernière y est endémique). Beaucoup des oiseaux ont perdu avec le temps leur capacité de voler. N’ayant aucun prédateur digne de ce nom avant l’arrivée des Maoris, puis des colons et de leurs rats, renards, opossums et autres chiens d’introduction… certains des oiseaux insulaires ont perdu l’habitude de voler. Hormis 2 espèces de chauve-souris, le pays ne comptait aucun mammifère, et jamais la queue d’un serpent n’y a été trouvée. Quelques volatiles sont donc devenus gros, très gros, comme les moas par exemple, qui ressemblaient à des autruches de trois mètres de haut, pesant jusqu’à 260 kg. Les moas faisaient partie d’un genre riche de dizaines d’espèces différentes. De un à trois mètres, il y en avait pour toutes les faims quand les Maoris sont arrivés. L’extinction des moas suit de quelques siècles l’arrivée de l’homme dans ce coin du Pacifique. Cher Homo Sapiens, destructeur de la méga-faune, bienvenue dans ton nouveau pays ! Ces poules géantes et leurs tribus de petits qui sillonnaient les forêts à la recherche de centaines de kilos de feuilles quotidiennes devaient laisser leur empreinte dans le paysage. Mais c’est fini, il n’y en a plus. Pareil pour l’aigle géant de Haast qui a disparu à son tour mais qui reste le rapace le plus grand jamais observé sur terre. Il chassait les moas, c’est dire… Aujourd’hui il n’existe plus que dans le chant des Maoris, qui parlent d’un oiseau pouvant enlever un homme jusque dans son nid. Grand mal te prit, seigneur des airs, on t’a privé de dîner avant de te canoniser en légende volante…
Au passage, cet homme ne fait pas des allers-retours sur ce trek pour l’unique plaisir de s’entraîner les mollets, mais il en fait en quelque sorte son bureau. Son gagne-pain, si vous préférez. Certaines personnes diraient qu’il a un grain, mais je répondrai que rester assis 20 ans dans les mêmes locaux à faire plus ou moins le même boulot ne fait pas forcément rêver davantage. En fait, la Nouvelle-Zélande manque cruellement de routes – pour le plus grand bonheur des marcheurs – dans le cas de ce trek il faut faire un détour de 300 km par la route entre le point de départ et le point d’arrivée de la rando. Ce gars prend donc rendez-vous avec les randonneurs sur le parking au début de la marche, les laisse partir gentiment, fait le détour avec leur voiture, et termine en courant le trek dans l’autre sens. Quand il croise ses clients, l’homme-navette leur rend les clés en échange d’un bon petit billet, et tout le monde est content. À commencer par les oies qui regardent passer les grains.
Il y a les wékas aussi. Une espèce de petite poule sauvage plutôt audacieuse et pas craintive pour un sou qui a frôlé l’extinction, mais que la politique de protection néo-zed a presque propulsé au stade de nuisible tellement elle prolifère maintenant. Dans un futur proche, on en piègera un avec… avec… avec mon collègue, tiens ! Faut pas pousser les devinettes, mon petit doigt voit les wékas mais pas mes futurs compagnons de jeu. Enfin bref, il sera une fois où nous serons, ogres-potes, en train de dormir dans une cabane quand un de ces oiseaux entrera. L’un de nous fermera prestement la porte, à des fins d’étude de la faune locale, rien de plus… Et le wéka courra un moment entre nos pattes en gueulant qu’il ne veut pas être le dindon de la farce avant de trouver une sortie par la cheminée défoncée. Pas de chance pour lui, un vélo se trouvera sur son passage, et le volatile tentera de passer à travers les rayons. La tête, le cou et les ailes d’un côté de la roue, le popotin coincé de l’autre ! Pas sûr que ce soit la technique de chasse des Maoris mais, roule ma poule ! ça marche bien. Ceci-dit, ne vous inquiétez pas, aucune bête ne sera maltraitée pendant le tournage, mon petit doigt vous le garantit ! Nous tenterons juste d’apprendre à ce wéka les bases de la frousse de l’homme, afin qu’il enseigne à ses petits qu’il faut établir une distance de sécurité avec nous et nos véhicules. Pour le salut de son espèce, la poule aux potes retrouvera la liberté.
En dehors de cela, la virée se fit dans les meilleures conditions. L’équipage d’un bateau arrimé dans le fjord m’invita même à bord pour une crêpe et une petite visite, tout surpris qu’il était de voir un cycliste.
Et puis il y a les kiwis, les hommes et les femmes du pays cette fois-ci. Les Néo-Zed sont malgré tout extrêmement accueillants. Avec leurs friteries dans chaque bourgade, leur humour, leur autodérision et leur immense capacité à ne pas se prendre la tête. Les vantardises sont bonnes pour les Australiens, comme ils disent. À charge de revanche, car le couple Nouvelle-Zélande-Pays des kangourous est un peu le pendant austral de notre France-Belgique. Toujours une blague pour dénigrer gentiment l’autre, tout en mettant à l’honneur gastronomie et apéritif à chaque visite !
Que je me sens bien en Nouvelle-Zélande. Et l’aventure va bientôt s’écrire au pluriel avec l’arrivée de mon vieux pote de baroud. Ce sera encore mieux ! Il faut vite que je retourne à Queenstown pour le retrouver. En chemin, il y a les grandes plaines du Rohan à traverser, ça promet encore quelques jolis clichés !
À suivre…
Clem
Je mets ici quelques photos d’oiseaux et autres bestioles prises au passage.
C’était quand ce lieu?
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Il y a presque un an déjà ! Je rattrape mon retard doucement…
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Salut Clem, Ton reportage sur la Nouvelle Zélande est un régal, c’est vraiment magnifique. Quelle différence avec l’Australie. Et comme d’habitude, j’attends la suite. Gros bisous de nous deux. Nana.
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Salut Clément ! Ton histoire vaut le coup mais moi, j’attends toujours ma carte postale !!
le Kobel
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