68. Cocottes en stock.

Je m’étais réfugié sous un minuscule abribus doté d’un pare-vent quand ils m’ont trouvé. Il pleuvait, il faisait froid, le soleil ne s’était pas montré de la journée et déjà la grisaille s’épaississait, annonçant l’obscurité. Il y a des jours comme ça où les forces manquent, surtout quand cela fait des semaines que l’on pédale dans le froid et le mauvais temps. Une bonne plaquette de chocolat, c’est ça qu’il me fallait. Le problème, c’est que j’avais déjà utilisé ce joker plus tôt dans la journée et que je n’en avais plus, du chocolat. J’étais à une étape d’Auckland où mon avion devait décoller quelques jours plus tard. Si près du but mais… au bout du rouleau. Ce petit abri fermé par quatre tôles, signe qu’il vente souvent, me procurait un refuge provisoire contre les éléments avant de reprendre la route à la recherche d’un endroit discret où poser ma tente sous la pluie.

J’étais donc bien caché. Ils ont eu l’œil ! Mon vélo était à peine visible et moi, j’étais à l’intérieur, emmitouflé dans ma doudoune. Mais on ne la fait pas à des pros du sauvetage comme eux. Ils savent très bien que les animaux blessés ou malades se cachent pour reprendre des forces. Ils ne font pas du stop. Alors le fourgon s’est arrêté.

Cartes des refuges de montagne, des forêts et des… abribus du pays !

J’aurais dû me méfier quand la grand-mère a insisté pour hisser mon vélo dans la camionnette. Avant cela, il lui fallait réorganiser la vingtaine de sacs de grains à poules – et les poules elles-mêmes – qui se baladaient à l’arrière du véhicule. Le fait aussi que trois des gallinacés soient posés sur les genoux du passager aurait pu me mettre la puce à l’oreille. Ainsi que l’attitude du passager en question qui parlait aux oiseaux dans une langue hybride, proche du caquètement. Il les rassurait, m’a-t-il dit, leur indiquait que j’étais un ami moi aussi dont il ne fallait pas avoir peur. Il caressait ses bêtes l’une après l’autre tandis qu’elles tentaient de se hucher sur le tableau de bord. Grand-mère a dit qu’elle avait voyagé à vélo avec son fils, dans les années 90. Elle allait me montrer la photo du Rond-Point de l’Étoile à Paris où les gendarmes avaient bloqué la circulation juste pour les laisser passer, elle et son Benjamin qui trônait, fier comme un coq, dans une petite remorque. Ils avaient passé des mois à sillonner l’Europe. Un voyage extraordinaire, me disait-elle. Inoubliable ! Le plus beau moment de sa vie sans doute. Et l’accueil qu’ils avaient reçu… l’accueil ! Elle en a la larme à l’œil rien que d’y penser. Benjamin, alors âgé de 9 ans, s’en rappelle comme si c’était hier. Alors depuis, c’est pour eux une question d’honneur que de ramasser les cyclistes réfugiés dans les abribus.

Je suis donc là, assis entre eux deux. Une poule un peu plus téméraire que les autres se tient sur ma cuisse, un coq fait des vocalises à l’arrière, Benjamin temporise l’excitation générale des volatiles par ses doux caquètements et Mamie tient le volant. Elle n’est pas très grande, Mamie, alors elle ne voit pas bien la route, dans ces grandes autos qu’on fait maintenant. Le ventre collé au volant, deux coussins sous les fesses, elle scrute à travers le pare-brise, les yeux plissés sous l’effet de la concentration. La route est déserte, on tient un bon 20 km/h, et j’ai droit à une description détaillée des lieux par la conductrice. Chaque vache que l’on croise, chaque chien, chat, homme, canard… a droit à sa petite histoire. Leurs malheurs et leurs tracas, les maîtres qui les traitent mal, ou les autres animaux qui leur mènent la vie dure… Bêtes à plumes, à poils ou à ciré jaune, elle semble connaître tout le monde ici. On s’arrête plusieurs fois d’ailleurs pour vérifier que ce n’est pas un veau blessé que l’on aperçoit là-bas ou si le petit chat qui vient de traverser la route n’aurait pas besoin d’aide.

Je leur demande s’ils sont agriculteurs, et ils me répondent que oui, en quelque sorte…Ils ont des vaches, quelques moutons et pas mal de poules. Benjamin a un nouveau tracteur qui lui facilite bien la vie maintenant. Ils me mettent en garde contre la boue car chez eux, il faut porter des bottes 10 mois par an. Je ne comprends pas vraiment quel genre de ferme ils ont. À vrai dire, je réalise que je ne comprends pas grand chose tout court. À notre arrivée, je constate que les animaux ne vivent pas dans une ferme, mais dans une maison. Leur maison. Benjamin court aussitôt après une cinquantaine de magnifiques poules qui essaient de se faire la malle par le portail entrouvert et Mamie affronte une énorme vache qui squatte le porche d’entrée. Il y a deux veaux dans le garage, un nombre considérable de poules agglutinées dans une minuscule basse-cour et de la boue jusqu’à hauteur des chevilles absolument partout.
‘– On est chez vous ?’
‘– Oui, bienvenue à la maison. Tiens ! Passe-moi le morceau de moquette dans le coffre pour Annabelle, veux-tu ? On va le mettre devant l’entrée. Il y a tellement de boue que la pauvre bête patauge dans sa bouse maintenant… On va lui mettre ce tapis par-dessus, elle sera mieux.’

Et me voilà qui donne un coup de main à Mamie et son grand fils pour recouvrir leur palier d’un morceau de 20 mètres carrés de moquette flambant neuve afin qu’Annabelle ait les sabots au sec. Comme la brave bête a peur des étrangers, je dois rester le plus loin possible d’elle. D’ailleurs ça pose un problème au moment d’entrer dans la maison puisqu’elle vit en permanence sur le seuil, en bonne vache sacrée qui prend son rôle de sentinelle au sérieux. Ils se débrouillent pour la distraire pendant que je me faufile à l’intérieur avec la discrétion d’un fakir. Par contre, maintenant, je ne peux plus sortir. Or, cet intérieur est… comment dire… ? Nous sommes dans une maison, disais-je. Tout ce qu’il y a de plus conventionnel. Avec des chambres, un salon, une cuisine… au seul détail près qu’elle est pleine à craquer, déborder, exploser de boîtes en carton. Il y en a partout. Le long des couloirs, dans la baignoire, sur la table à manger, lancées à la conquête du moindre espace. Comme la place manque, les boîtes sont stockées en piles de 3 ou 4. Au début, j’ai cru que la famille était en plein déménagement. Puis j’ai réalisé que chacune de ces boîtes perforées contenait de 4 à 6 poules de compète… d’où l’odeur âcre de fiente qui envahissait mes narines.
‘– Ne fais pas attention au désordre, s’il te plaît. Les choses sont devenues un peu hors de contrôle ces derniers temps…’
‘– Oh, ne vous en faites pas, j’ai vu pire !’ Dis-je plus par réflexe que par politesse.

Hum… Ce n’est pas très gentil de dire ça, pire… Quel idiot ! Mais bon, en même temps, ce n’est pas très gentil de mentir non plus. Car honnêtement, je n’ai jamais rien vu de pareil de ma vie entière. J’ai visité des maisons peu reluisantes dans certains pays, mais toutes auraient mérité la mention 3 étoiles par rapport à celle-ci. Les poules, toutes plus belles les unes que les autres, ont beau former une sacrée collection de races différentes… il y a des limites à la promiscuité, non ?

En m’aventurant plus avant dans la maison, je vois que pas une pièce n’a été épargnée. À commencer par la salle de bains qui doit battre le record mondial de gallinacés au mètre carré. Dans les toilettes, point de magazine pour passer le temps mais une dizaine de caquèteuses en pleine discussion. Ça distrait d’une manière remarquable et je serais sans doute resté plus longtemps à écouter leur conversation si je n’avais entendu l’invitation à m’installer dans la chambre de Benjamin. L’odeur d’un chocolat chaud en préparation me réconcilie avec mon sens olfactif. J’osais à peine en rêver dans mon abribus et le voici qui arrive…  Ah ! Ces gens sont extraordinaires. Littéralement.

Couloir d’attente.

La chambre aussi est encombrée de boîtes et de cages, y compris sur le lit, mais Mamie me fait de la place en les empilant sur d’autres, non sans un certain talent de monteur de dolmen à étages. Cependant… je suspecte une odeur nouvelle ici. Je ne suis pas un nez en parfum, mais là quelque chose de plus caustique que la fiente pourrie prend le dessus… Je regarde dans les boîtes, soulève quelques draps et… Ah ! Trouvé ! 4 petits chats, pas si chatons que ça, barbotant dans une litière depuis une date indéterminée, me saluent de leurs jeunes moustaches.
‘– Voilà, patiente dans la chambre de Benjamin. Je t’aurais bien donné la mienne, mais il y a un mouton sur le lit… Oui… les choses sont devenues un peu hors de contrôle, récemment. Ne fais pas attention, s’il te plaît,’ dit-elle en s’en allant vers la cuisine avant d’ajouter pour elle-même ‘Comment est-ce qu’on en est arrivés là, déjà… ? C’est fou quand même…’
J’ai à peine le temps de reprendre mes esprits qu’elle revient avec deux biberons géants remplis de lait chaud.
‘– Tiens ! Un pour toi, l’autre pour Benjamin. Tu vas bien l’aider ? Parce que deux pour lui tout seul, ça fait un peu beaucoup.’
Les biberons font deux litres chacun.
‘– C’est pour… moi ?’
‘– Oui, allez ! Va aider Benjamin à allaiter les veaux, si tu veux bien. Je finis de préparer le chocolat.’
Nom de Dieu ! J’ai cru un instant que c’était pour…
‘– Tu veux une omelette aussi ?’ ajoute-t-elle en interrompant mon hébétude. ’J’ai des œufs, ça m’arrange si tu en prends quelques-uns. Je t’en mets combien ? Cinq, six ?’
Je comprends en m’avançant dans la cuisine le pourquoi de sa pressante proposition. Il y a là, posés sur des cages à poules, 3 grands paniers à linge défiant les lois de  la gravité au regard du nombre d’œufs qui y sont gardés.
‘– Ah oui, vous ne manquez pas. Dites, vous les vendez, vos œufs et vos poules ? Sur le marché, ou à des restaurateurs ? Car je ne voudrais pas vous priver…’
Mais le regard embrouillé de Mamie, aux airs de Est-ce que j’ai une tête à vendre des œufs, moi ? me fit comprendre que j’avais encore mis les pieds dans l’omelette.
‘– Non… c’est les poules qui donnent ça… les poules.’ Puis en marmonnant pour elle-même, ‘Y’a trop de poules ici… y’a beaucoup trop de poules…’
Mais Benjamin m’a déjà pris par le bras et tiré hors de la maison avec nos deux biberons. Annabelle s’enfuit en me voyant, arrachant un morceau de balustrade au passage, avant de finir les pattes avant dans la machine à laver, le regard supplicatif de la terreur dans les yeux.
‘– Désolé Anna !’ balance Ben, habitué aux réactions de sa craintive colocataire.
Au garage, les deux veaux affamés sautent de joie et trépignent d’impatience en nous voyant avec les biberons. Benjamin a juste le temps de m’expliquer comment procéder que l’un deux se jette sur lui, engouffre la mamelle en plastique dans sa gueule, et tète goulûment son contenu.
‘– Tu vois, c’est pas compliqué. Elles sont débrouillardes, mes belles. C’est qu’elles ont deux ans déjà. Mais leurs mères sont malades, elles ne s’en occupent plus. Alors c’est moi qui les nourris tous les jours.’
‘– Deux ans ? Ça boit du lait si tard, des veaux ?’
Dans la ferme laitière où je suis passé il y a quelques jours, ils laissent les petits avec leur mère pendant deux mois seulement, et à deux ans les bêtes sont déjà inséminées. En guise de réponse, la bête de Benjamin qui a englouti son lait chaud donne un monumental coup de tête dans le biberon, fracassant au passage la mâchoire du pauvre Ben.
‘– Aah… Elles adorent ce lait, regarde-les qui se régalent !’ Fait-il en se massant le menton.
‘– C’est le lait d’Annabelle ?’
‘– Non, celui de Nestlé ! C’est leur préféré.’
Au secours…

À la vue du tableau quasi-biblique qui nous entoure, je questionne un peu Ben sur le fonctionnement de sa «ferme», tentant par là même d’obtenir une réponse à la question existentielle de Mamie : Comment en est-on arrivés là, déjà ?
Le fils est en fait bien plus bavard que la mère. Il ne trouve pas un compagnon humain, autre que cette dernière, à qui parler tous les quatre matins. Il me fait alors un récit décousu au possible des choses qui nous entourent, sautant du coq à l’âne presque sans jeu de mots.
‘– Je m’occupe d’une quinzaine de vaches maintenant. Plus les deux veaux et Annabelle qui est arrivée plus récemment. Les autres sont dans un champ en face de la maison, le seul endroit pas encore trop boueux. La boue ? Ça… elle est venue un jour, et maintenant… on n’arrive plus à s’en défaire. Elle est partout et presque toute l’année. On ne comprend pas. Le mouton sur le lit de la mère ? Ah oui, le mouton… il était malade, ou blessé… ou peut-être les deux, je me rappelle plus. On l’a trouvé sur la route, alors on l’a pris et on l’a soigné. Il était tout bébé, tout mignon, alors maman le gardait sur son lit avec elle. Maintenant il est adulte et il s’est fait au lit. Y’a rien à faire ! C’est fou comme les bêtes prennent vite des habitudes. Tiens d’ailleurs ! quand on a récupéré le veau que tu as nourri, il est resté deux mois sur mon lit ! C’était un peu serré à deux, mais c’est comme tout, on s’y fait. Et puis des fois, j’allais dormir dans le camion. Pour les poules, c’est différent. Maman a toujours eu des poules, mais pas autant, pas comme ça…. c’est vrai que depuis un certain temps, il y en a vraiment trop. On nous en a prêtées, données… ça n’allait pas trop mal jusqu’il y a quelques mois. C’est à cause de la boue, tu comprends, il y a trop de poules dehors alors il a fallu en prendre une partie à l’intérieur pour l’hiver. Mais c’est provisoire. Si on en vend ? Oui, des fois… ça arrive. Mais c’est rare. On peut nous appeler pour quelques volailles. On a déjà découpé et congelé de quoi remplir les deux gros congélateurs que tu vois là-bas. Mais tu parles, ils sont pleins à craquer, alors… on est bien obligés de garder les autres dans la maison, tu vois. Et puis les autres sont trop belles pour être découpées… Maintenant il faut que je te laisse, j’ai encore plein de choses à faire. Va dans ma chambre, y’a pas de problème. Fais chez moi comme chez toi !’

Et Benjamin s’en va sur son tracteur flambant neuf, seul élément coloré au milieu de ce bourbier pendant que je reste là, le regard dans le vague, devant les deux énormes appareils qui pourraient facilement contenir trois sangliers chacun. C’est vrai qu’elles soient dans du carton ou un congélateur, elles sont craquantes leurs poules !

Ben est extrêmement gentil. Quand il parle, c’est marrant. Il est tout timide, un peu mal à l’aise. Pourtant il a plein de choses à dire et on sent qu’il se bat contre des trucs qui ne sont pas là et qui le gênent. Alors les mots viennent d’un coup comme des bulles qui font péter le bouchon. Et puis il se tait de nouveau pendant un moment au milieu d’une phrase, l’esprit en déséquilibre sur une idée instable. Il me raconte des histoires avec des gens de la ville. Des histoires de tracteurs pas homologués avec toujours un truc à rajouter ou de téléphone portable à changer parce que l’écran est un peu fissuré… On sent qu’il se fait abuser par certaines personnes. Elles profitent de lui.  À cause de sa manière particulière de vivre la vie. C’est vraiment con, c’est si important d’être respecté pour ce que l’on est, avec et malgré nos différences.
De retour dans la maison, j’en apprendrai un peu plus. Benjamin est un miraculé des débuts de la chirurgie cérébrale. Il reste un peu en retrait quand il s’agit de parler de ses neurones mais pas sa mère qui est si fière de son petit, né prématuré de 3 mois et demi ! Ce n’est déjà pas une situation facile à gérer de nos jours, alors imaginez il y a 35 ans… D’autant plus qu’une partie non négligeable de son cerveau était encore à l’état embryonnaire. À cette époque, l’avis des médecins était unanime : il ne fêterait jamais son premier anniversaire. Mais le feu vert a été donné pour tenter une opération à crâne ouvert avec scalpels et bistouris. Sa mère avait fait confiance aux docteurs à l’époque, ils avaient dit qu’ils allaient le sauver. Lorsque le chirurgien neurologue est venu en pleurs la voir après l’opération, elle a compris aussitôt que c’était des larmes de joie qui coulaient sur son visage, les larmes d’un homme qui venait de réussir une des premières chirurgicales en la matière… et qu’un nouveau type de miracle était apparu… Ce jour-là, elle a su qu’elle vivrait le restant de ses jours heureuse, avec son petit miraculé. Quoi qu’il advienne. D’où le voyage à vélo en Europe avec un logo Handicapé sur fond bleu à l’arrière de la remorque. Et d’où la vie proche des animaux, j’imagine. Car ce grand gosse est d’une sensibilité exacerbée avec les bêtes. Il voit autrement, il pense différemment. Il ne ressent pas les mêmes choses que nous vis à vis des animaux. Intelligent, empathique, attentionné et très observateur, il donnerait sa vie pour eux… même si sa façon de les aider paraît parfois extravagante. Et sa maman, eh bien ! elle suit ! Elle guide, elle rame, elle crie et elle chérit. Comme beaucoup d’autres, je crois. Même si toutes les mamans n’embarquent pas un petit survivant dans un voyage de plusieurs milliers de kilomètres à l’autre bout du monde.

Il y a un papa sur la photo de la place de l’Étoile. Elle me dit qu’il n’est plus vraiment là. Il erre quelque part, entre un H.P et une maison spécialisée, à la recherche de ses pensées. Quelles vies…

Le neurochirurgien prend toujours des nouvelles de Benjamin, 35 ans après l’avoir soigné. À chaque fois il remercie Dieu de lui avoir permis d’opérer un miracle et permettre cette vie qui continue de palpiter entre amour et bienfaisance malgré tout ce qu’il a trifouillé là-haut, dans le cerveau. Il aura mené au total pas moins de dix opérations à l’intérieur du crâne de Benjamin.

Le petit rescapé n’est jamais allé à l’école, puis il a été déclaré inapte au travail. Ben touche une pension d’invalidité spéciale, pension qui permet l’achat  hebdomadaire de sacs de grains à poules, de lait en poudre et de moquette à poil doux.

Ce soir-là, au fond de mon duvet, j’ai bien des choses auxquelles cogiter. Non que mon lit soit inconfortable, ils m’ont installé un coin rien qu’à moi à l’arrière du camion, le seul endroit des environs sans boue ni poules. Mais l’état de détresse ultime mêlée à la bienveillance innée que je trouve chez ces gens me touche au plus profond du cœur. Au-dehors, une pluie battante et glacée s’abat sur la carrosserie. Qu’est-ce que je suis bien ici ! Dans la maison toute proche, deux êtres hors du temps s’affairent à soigner à leur façon les embarqués de l’Arche de Noé. Presque tous leurs protégés ont été ramassés avant le déluge, un jour où ils allaient peut-être boire le bouillon. Et chacun d’eux a reçu un traitement affectif spécial. Hier, l’animal en question, c’était moi.

Mamie et Ben devant la maison de leur bonheur

Au réveil, le lendemain, le ciel a viré au bleu et le soleil illumine le champ de bataille. J’ai connu une nuit agitée mais un dernier chocolat chaud ainsi qu’une accolade chaleureuse de chacun de mes sauveurs m’aident à me remettre en selle. Contrairement aux poules autochtones, la nature me pousse à un nouvel envol afin de poursuivre ma route d’oiseau migrateur.
J’accable de remerciements Benjamin et sa mère pour leur extraordinaire hospitalité mais ils ne semblent pas réagir et me retournent un simple ‘Ce n’est rien voyons, tout le monde aurait fait ça.’
Sauf que… à la réflexion… non. Tout le monde n’aurait pas fait ça. Durant les six mois passés en Nouvelle-Zélande, ça ne s’était jamais produit. Tout le monde pourrait accueillir un naufragé, et le conditionnel est utile, mais bien peu le font vraiment. Sur 180 jours de pédalage dans ce beau pays, il aura fallu attendre l’avant-dernier pour recevoir une hospitalité spontanée, naturelle et non sollicitée d’une manière ou d’une autre par moi-même. Cela vaut tout l’or du monde pour un oiseau migrateur égaré au cœur de l’hiver, à 20’000 km de chez lui.

J’ai été reçu à de nombreuses reprises par des Kiwis lors de ce voyage en Nouvelle-Zélande et je leur exprime toute ma gratitude. Ce n’est pas rien d’être accosté par un cycliste qui demande un coin pour poser sa tente et c’est généreux de lui proposer rapidement une chambre. Mais c’est une tout autre chose que d’aller de soi-même chercher un inconnu transi dans un abribus et de lui annoncer qu’un lit chaud l’attend alors qu’il n’a rien demandé. Un tel comportement en dit long sur l’infinie bienveillance de Ben et de sa mère. Il illustre bien le prix qu’ils accordent à la vie. Alors, merci. Merci du fond du cœur pour cette leçon d’humanité.

Clem

PS: Quelques photos d’Auckland au passage.

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9 réflexions sur “68. Cocottes en stock.

  1. Toujours aussi contents de te lire et tout ce que tu nous racontes est incroyable ,tes expériences de jeûnes ,la pluie le froid et la solitude et pour finir les poules. Pour nous tout semble surhumain !
    Et tu cherches toujours la difficulté. Alors bon courage pour la suite de ton périple et fais toi plaisir
    Bisous de nous deux
    Christine

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  2. Salut mon Clem,
    Voilà bien longtemps que je n’avais pas eu de tes nouvelles. C’est la première fois en lisant un de tes textes, que je me sens triste. Je te vois seul dans ton abri bus, au froid pour après te retrouver au milieu des poules, c’est pas le pied. Tes parents sont venus nous voir et je suis contente de vous savoir réunis. Bisous. Nana.

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