J’étais donc bien caché. Ils ont eu l’œil ! Mon vélo était à peine visible et moi, j’étais à l’intérieur, emmitouflé dans ma doudoune. Mais on ne la fait pas à des pros du sauvetage comme eux. Ils savent très bien que les animaux blessés ou malades se cachent pour reprendre des forces. Ils ne font pas du stop. Alors le fourgon s’est arrêté.
J’aurais dû me méfier quand la grand-mère a insisté pour hisser mon vélo dans la camionnette. Avant cela, il lui fallait réorganiser la vingtaine de sacs de grains à poules – et les poules elles-mêmes – qui se baladaient à l’arrière du véhicule. Le fait aussi que trois des gallinacés soient posés sur les genoux du passager aurait pu me mettre la puce à l’oreille. Ainsi que l’attitude du passager en question qui parlait aux oiseaux dans une langue hybride, proche du caquètement. Il les rassurait, m’a-t-il dit, leur indiquait que j’étais un ami moi aussi dont il ne fallait pas avoir peur. Il caressait ses bêtes l’une après l’autre tandis qu’elles tentaient de se hucher sur le tableau de bord. Grand-mère a dit qu’elle avait voyagé à vélo avec son fils, dans les années 90. Elle allait me montrer la photo du Rond-Point de l’Étoile à Paris où les gendarmes avaient bloqué la circulation juste pour les laisser passer, elle et son Benjamin qui trônait, fier comme un coq, dans une petite remorque. Ils avaient passé des mois à sillonner l’Europe. Un voyage extraordinaire, me disait-elle. Inoubliable ! Le plus beau moment de sa vie sans doute. Et l’accueil qu’ils avaient reçu… l’accueil ! Elle en a la larme à l’œil rien que d’y penser. Benjamin, alors âgé de 9 ans, s’en rappelle comme si c’était hier. Alors depuis, c’est pour eux une question d’honneur que de ramasser les cyclistes réfugiés dans les abribus.
Je leur demande s’ils sont agriculteurs, et ils me répondent que oui, en quelque sorte…Ils ont des vaches, quelques moutons et pas mal de poules. Benjamin a un nouveau tracteur qui lui facilite bien la vie maintenant. Ils me mettent en garde contre la boue car chez eux, il faut porter des bottes 10 mois par an. Je ne comprends pas vraiment quel genre de ferme ils ont. À vrai dire, je réalise que je ne comprends pas grand chose tout court. À notre arrivée, je constate que les animaux ne vivent pas dans une ferme, mais dans une maison. Leur maison. Benjamin court aussitôt après une cinquantaine de magnifiques poules qui essaient de se faire la malle par le portail entrouvert et Mamie affronte une énorme vache qui squatte le porche d’entrée. Il y a deux veaux dans le garage, un nombre considérable de poules agglutinées dans une minuscule basse-cour et de la boue jusqu’à hauteur des chevilles absolument partout.
‘– On est chez vous ?’
‘– Oui, bienvenue à la maison. Tiens ! Passe-moi le morceau de moquette dans le coffre pour Annabelle, veux-tu ? On va le mettre devant l’entrée. Il y a tellement de boue que la pauvre bête patauge dans sa bouse maintenant… On va lui mettre ce tapis par-dessus, elle sera mieux.’
Et me voilà qui donne un coup de main à Mamie et son grand fils pour recouvrir leur palier d’un morceau de 20 mètres carrés de moquette flambant neuve afin qu’Annabelle ait les sabots au sec. Comme la brave bête a peur des étrangers, je dois rester le plus loin possible d’elle. D’ailleurs ça pose un problème au moment d’entrer dans la maison puisqu’elle vit en permanence sur le seuil, en bonne vache sacrée qui prend son rôle de sentinelle au sérieux. Ils se débrouillent pour la distraire pendant que je me faufile à l’intérieur avec la discrétion d’un fakir. Par contre, maintenant, je ne peux plus sortir. Or, cet intérieur est… comment dire… ? Nous sommes dans une maison, disais-je. Tout ce qu’il y a de plus conventionnel. Avec des chambres, un salon, une cuisine… au seul détail près qu’elle est pleine à craquer, déborder, exploser de boîtes en carton. Il y en a partout. Le long des couloirs, dans la baignoire, sur la table à manger, lancées à la conquête du moindre espace. Comme la place manque, les boîtes sont stockées en piles de 3 ou 4. Au début, j’ai cru que la famille était en plein déménagement. Puis j’ai réalisé que chacune de ces boîtes perforées contenait de 4 à 6 poules de compète… d’où l’odeur âcre de fiente qui envahissait mes narines.
‘– Ne fais pas attention au désordre, s’il te plaît. Les choses sont devenues un peu hors de contrôle ces derniers temps…’
‘– Oh, ne vous en faites pas, j’ai vu pire !’ Dis-je plus par réflexe que par politesse.
En m’aventurant plus avant dans la maison, je vois que pas une pièce n’a été épargnée. À commencer par la salle de bains qui doit battre le record mondial de gallinacés au mètre carré. Dans les toilettes, point de magazine pour passer le temps mais une dizaine de caquèteuses en pleine discussion. Ça distrait d’une manière remarquable et je serais sans doute resté plus longtemps à écouter leur conversation si je n’avais entendu l’invitation à m’installer dans la chambre de Benjamin. L’odeur d’un chocolat chaud en préparation me réconcilie avec mon sens olfactif. J’osais à peine en rêver dans mon abribus et le voici qui arrive… Ah ! Ces gens sont extraordinaires. Littéralement.
La chambre aussi est encombrée de boîtes et de cages, y compris sur le lit, mais Mamie me fait de la place en les empilant sur d’autres, non sans un certain talent de monteur de dolmen à étages. Cependant… je suspecte une odeur nouvelle ici. Je ne suis pas un nez en parfum, mais là quelque chose de plus caustique que la fiente pourrie prend le dessus… Je regarde dans les boîtes, soulève quelques draps et… Ah ! Trouvé ! 4 petits chats, pas si chatons que ça, barbotant dans une litière depuis une date indéterminée, me saluent de leurs jeunes moustaches.
‘– Voilà, patiente dans la chambre de Benjamin. Je t’aurais bien donné la mienne, mais il y a un mouton sur le lit… Oui… les choses sont devenues un peu hors de contrôle, récemment. Ne fais pas attention, s’il te plaît,’ dit-elle en s’en allant vers la cuisine avant d’ajouter pour elle-même ‘Comment est-ce qu’on en est arrivés là, déjà… ? C’est fou quand même…’
J’ai à peine le temps de reprendre mes esprits qu’elle revient avec deux biberons géants remplis de lait chaud.
‘– Tiens ! Un pour toi, l’autre pour Benjamin. Tu vas bien l’aider ? Parce que deux pour lui tout seul, ça fait un peu beaucoup.’
Les biberons font deux litres chacun.
‘– C’est pour… moi ?’
‘– Oui, allez ! Va aider Benjamin à allaiter les veaux, si tu veux bien. Je finis de préparer le chocolat.’
Nom de Dieu ! J’ai cru un instant que c’était pour…
‘– Tu veux une omelette aussi ?’ ajoute-t-elle en interrompant mon hébétude. ’J’ai des œufs, ça m’arrange si tu en prends quelques-uns. Je t’en mets combien ? Cinq, six ?’
Je comprends en m’avançant dans la cuisine le pourquoi de sa pressante proposition. Il y a là, posés sur des cages à poules, 3 grands paniers à linge défiant les lois de la gravité au regard du nombre d’œufs qui y sont gardés.
‘– Ah oui, vous ne manquez pas. Dites, vous les vendez, vos œufs et vos poules ? Sur le marché, ou à des restaurateurs ? Car je ne voudrais pas vous priver…’
Mais le regard embrouillé de Mamie, aux airs de Est-ce que j’ai une tête à vendre des œufs, moi ? me fit comprendre que j’avais encore mis les pieds dans l’omelette.
‘– Non… c’est les poules qui donnent ça… les poules.’ Puis en marmonnant pour elle-même, ‘Y’a trop de poules ici… y’a beaucoup trop de poules…’
Mais Benjamin m’a déjà pris par le bras et tiré hors de la maison avec nos deux biberons. Annabelle s’enfuit en me voyant, arrachant un morceau de balustrade au passage, avant de finir les pattes avant dans la machine à laver, le regard supplicatif de la terreur dans les yeux.
‘– Désolé Anna !’ balance Ben, habitué aux réactions de sa craintive colocataire.
Au garage, les deux veaux affamés sautent de joie et trépignent d’impatience en nous voyant avec les biberons. Benjamin a juste le temps de m’expliquer comment procéder que l’un deux se jette sur lui, engouffre la mamelle en plastique dans sa gueule, et tète goulûment son contenu.
‘– Tu vois, c’est pas compliqué. Elles sont débrouillardes, mes belles. C’est qu’elles ont deux ans déjà. Mais leurs mères sont malades, elles ne s’en occupent plus. Alors c’est moi qui les nourris tous les jours.’
‘– Deux ans ? Ça boit du lait si tard, des veaux ?’
Dans la ferme laitière où je suis passé il y a quelques jours, ils laissent les petits avec leur mère pendant deux mois seulement, et à deux ans les bêtes sont déjà inséminées. En guise de réponse, la bête de Benjamin qui a englouti son lait chaud donne un monumental coup de tête dans le biberon, fracassant au passage la mâchoire du pauvre Ben.
‘– Aah… Elles adorent ce lait, regarde-les qui se régalent !’ Fait-il en se massant le menton.
‘– C’est le lait d’Annabelle ?’
‘– Non, celui de Nestlé ! C’est leur préféré.’
Au secours…
‘– Je m’occupe d’une quinzaine de vaches maintenant. Plus les deux veaux et Annabelle qui est arrivée plus récemment. Les autres sont dans un champ en face de la maison, le seul endroit pas encore trop boueux. La boue ? Ça… elle est venue un jour, et maintenant… on n’arrive plus à s’en défaire. Elle est partout et presque toute l’année. On ne comprend pas. Le mouton sur le lit de la mère ? Ah oui, le mouton… il était malade, ou blessé… ou peut-être les deux, je me rappelle plus. On l’a trouvé sur la route, alors on l’a pris et on l’a soigné. Il était tout bébé, tout mignon, alors maman le gardait sur son lit avec elle. Maintenant il est adulte et il s’est fait au lit. Y’a rien à faire ! C’est fou comme les bêtes prennent vite des habitudes. Tiens d’ailleurs ! quand on a récupéré le veau que tu as nourri, il est resté deux mois sur mon lit ! C’était un peu serré à deux, mais c’est comme tout, on s’y fait. Et puis des fois, j’allais dormir dans le camion. Pour les poules, c’est différent. Maman a toujours eu des poules, mais pas autant, pas comme ça…. c’est vrai que depuis un certain temps, il y en a vraiment trop. On nous en a prêtées, données… ça n’allait pas trop mal jusqu’il y a quelques mois. C’est à cause de la boue, tu comprends, il y a trop de poules dehors alors il a fallu en prendre une partie à l’intérieur pour l’hiver. Mais c’est provisoire. Si on en vend ? Oui, des fois… ça arrive. Mais c’est rare. On peut nous appeler pour quelques volailles. On a déjà découpé et congelé de quoi remplir les deux gros congélateurs que tu vois là-bas. Mais tu parles, ils sont pleins à craquer, alors… on est bien obligés de garder les autres dans la maison, tu vois. Et puis les autres sont trop belles pour être découpées… Maintenant il faut que je te laisse, j’ai encore plein de choses à faire. Va dans ma chambre, y’a pas de problème. Fais chez moi comme chez toi !’
Et Benjamin s’en va sur son tracteur flambant neuf, seul élément coloré au milieu de ce bourbier pendant que je reste là, le regard dans le vague, devant les deux énormes appareils qui pourraient facilement contenir trois sangliers chacun. C’est vrai qu’elles soient dans du carton ou un congélateur, elles sont craquantes leurs poules !
Il y a un papa sur la photo de la place de l’Étoile. Elle me dit qu’il n’est plus vraiment là. Il erre quelque part, entre un H.P et une maison spécialisée, à la recherche de ses pensées. Quelles vies…
Le petit rescapé n’est jamais allé à l’école, puis il a été déclaré inapte au travail. Ben touche une pension d’invalidité spéciale, pension qui permet l’achat hebdomadaire de sacs de grains à poules, de lait en poudre et de moquette à poil doux.
Ce soir-là, au fond de mon duvet, j’ai bien des choses auxquelles cogiter. Non que mon lit soit inconfortable, ils m’ont installé un coin rien qu’à moi à l’arrière du camion, le seul endroit des environs sans boue ni poules. Mais l’état de détresse ultime mêlée à la bienveillance innée que je trouve chez ces gens me touche au plus profond du cœur. Au-dehors, une pluie battante et glacée s’abat sur la carrosserie. Qu’est-ce que je suis bien ici ! Dans la maison toute proche, deux êtres hors du temps s’affairent à soigner à leur façon les embarqués de l’Arche de Noé. Presque tous leurs protégés ont été ramassés avant le déluge, un jour où ils allaient peut-être boire le bouillon. Et chacun d’eux a reçu un traitement affectif spécial. Hier, l’animal en question, c’était moi.
J’ai été reçu à de nombreuses reprises par des Kiwis lors de ce voyage en Nouvelle-Zélande et je leur exprime toute ma gratitude. Ce n’est pas rien d’être accosté par un cycliste qui demande un coin pour poser sa tente et c’est généreux de lui proposer rapidement une chambre. Mais c’est une tout autre chose que d’aller de soi-même chercher un inconnu transi dans un abribus et de lui annoncer qu’un lit chaud l’attend alors qu’il n’a rien demandé. Un tel comportement en dit long sur l’infinie bienveillance de Ben et de sa mère. Il illustre bien le prix qu’ils accordent à la vie. Alors, merci. Merci du fond du cœur pour cette leçon d’humanité.
Clem
PS: Quelques photos d’Auckland au passage.
Et ben ! Après ça tu manges encore du poulet?
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Ouais ça m’arrive, les pauvres poulets n’ont pas beaucoup de chance, ils sont mangés partout dans le monde ! Aucun répit !
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Franchement, elle est magnifique cette histoire! Merci de nous raconter tout ça! C’est super ce que tu fait et t’a un réel talent pour l’écriture!
Bonne continuation!
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Merci mon Jojo! Tu me fais bien plaisir en écrivant ce message, merci mon vieux 🙂
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Sacrée rencontre !
Merci encore pour les histoires et l’évasion !
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Merci l’ami ! À quand les tiennes ? :p
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Toujours aussi contents de te lire et tout ce que tu nous racontes est incroyable ,tes expériences de jeûnes ,la pluie le froid et la solitude et pour finir les poules. Pour nous tout semble surhumain !
Et tu cherches toujours la difficulté. Alors bon courage pour la suite de ton périple et fais toi plaisir
Bisous de nous deux
Christine
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Merci les amis, votre message me réchauffe encore plus que leur chocolat chaud ! C’est bon de se sentir soutenu dans le cœur de l’hiver Kiwi. Au plaisir de vous raconter la suite de vive voix 😉
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Salut mon Clem,
Voilà bien longtemps que je n’avais pas eu de tes nouvelles. C’est la première fois en lisant un de tes textes, que je me sens triste. Je te vois seul dans ton abri bus, au froid pour après te retrouver au milieu des poules, c’est pas le pied. Tes parents sont venus nous voir et je suis contente de vous savoir réunis. Bisous. Nana.
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