Je traîne ma misère toute la journée sous un cagnard tropical. C’est long, c’est raide, ça n’avance rien et la route est déserte. Étonnamment, je me sens plutôt confiant. Ne pouvant rien avaler, je mets à profit mon entraînement pour le jeûne. Je boirais bien quelque chose, de la coco, du jus de canne à sucre… ou même un bouillon. Mais ici personne n’a rien à vendre. Plongée dans la jungle de l’arrière-pays laotien !
Grâce à mes expériences de jeûne, je suis paré pour ce genre de mésaventure. D’abord, je suis bien informé donc pas de panique ! L’habitude d’affronter le manque de nourriture et d’eau renforce non seulement l’organisme, qui devient plus efficace dans la métabolisation des graisses, mais donne aussi – et surtout – une foi mentale infiniment plus forte. Le simple fait de savoir qu’on peut le faire, qu’on a déjà fait pire, que c’est sans danger (à tort ou à raison…) nous fait vivre des choses extraordinaires. Tout est dans la tête comme on dit. Et tant que le moral suit… Du coup, je fais tout pour positiver et apprécier cette nouvelle première expérience de jeûne in situ. Je crois profondément en la force de persuasion qui peut créer un effet placebo par extension. Les personnes qui atteignent un âge très avancé veulent vivre encore si le reste de la communauté, par exemple un petit – ou arrière-petit – môme, a besoin d’eux. C’est bête à dire mais, à l’inverse, ceux qui ont perdu foi en la vie, ou qui se sentent devenus inutiles, partent souvent plus tôt. De la même manière, une personne qui croit avec force en sa capacité à survivre 10 jours sans eau ni nourriture dans les décombres d’un immeuble après un séisme ou coincé dans les profondeurs d’une grotte, survivra. À condition de ne pas avoir été trop amoché par la catastrophe en question, bien sûr. Par contre, celui qui est persuadé qu’il est impossible de tenir plus de 3 jours sans boire, verra son propre stress creuser sa tombe, et finira dedans, étouffé par ses angoisses avant l’aube du 4ème jour.
Je m’enferme dans une chambre, et sors mon matériel chirurgical. Aiguille, ciseaux, désinfectant, compresse, lampe frontale, alcool, miroir de poche… Quelle richesse ! Je nettoie mes outils, m’attache la torche autour du menton, et passe à l’action… bien décidé à commencer une nouvelle carrière dans le milieu dentaire. Je célèbre une Première de l’An, tiens !
C’est décidé ! je me lance dans une carrière de chirurgien ambulant à vélo. Quel soulagement ! Le simple fait d’avoir percé et nettoyé l’abcès, puis désinfecté un peu partout autour de la dent, a fait chuter la pression qui saturait aussi bien ma mâchoire que mon crâne. Je revis. Et la première expression de cette paix retrouvée est de sombrer dans un profond sommeil. Enfin du repos, mérité et apprécié celui-là, je vous le garantis.
Petite pensée pour la bonne étoile qui me suit même en plein jour : Amour !
Verni comme je le suis, je me trouve planté à 50 mètres d’une des très rares cabanes de bord de route. Sorte d’abri pour… je ne sais trop qui, que l’on trouve systématiquement avant chaque pont du pays. J’aurai le temps de confirmer ça plus tard, et ne trouverai jamais d’explication rationnelle, mais chaque ouvrage d’art laotien est accompagné d’un petit cabanon inhabité. Quand on est perdu dans la jungle brûlante, avoir accès à une rivière et un abri ombragé, ça vaut de l’or ! Et ça évite aux cyclistes en rade de terminer comme des pruneaux desséchés sur le bas-côté.
J’investis les lieux et commence à examiner les dégâts. La chambre à air est morte, mais j’en ai une de rechange. Par contre, je peux passer trois doigts à travers la déchirure du pneu… comment faire ? Je me souviens avoir entendu parler de personnes qui avaient dû recoudre un pneu dans des situations merdiques de ce genre, avec du fil et une aiguille. D’autres qui avaient ficelé ensemble la partie déchirée et la jante à l’aide de Serflex… ou avec des kilomètres de scotch armé. Évidemment, je n’ai ni l’un ni l’autre. Je ne sais trop comment procéder, j’ai bien du fil et mon coud-vite, mais je n’ai jamais fait ce genre de chose. En plus je suis assailli de mouches, d’horribles mouches qui m’empêchent de réfléchir. Haaa…! un éléphant est mort derrière cette cabane ou quoi ? C’est l’invasion. Et puis elles ont soif, ces satanées bestioles. Elles s’agglutinent à la commissure de mes lèvres, autour des yeux, dans les narines… c’est insupportable. Insupportable ! En plus elles collent… j’en tue 5 à chaque coup. Ça va être un génocide… pfff… Allez, je déballe toutes mes affaires, ma décision est prise. Tout au fond d’une sacoche, je repêche un article que je trimballe inutilement depuis 10 000 bornes : un bob avec moustiquaire intégré ! Je savais qu’il me servirait de nouveau un jour. C’est l’objet le plus inutile et le plus précieux à la fois… en cas d’invasion de mouches comme au centre de l’Australie. Petite pensée aux trois types qui jouaient à Où est Charlie, perdus dans l’Outback, et qui m’en avaient généreusement fait cadeau. Du fond d’une autre sacoche, je sors maintenant mon nécessaire de couture. Du fil de nylon bien costaud, mon couteau PEV, quelques pinces de serrage et un soupçon d’inspiration. C’est parti pour une autre Première de l’An : la couture sur pneu ! Notez que c’est un bon entraînement pour mon futur métier de chirurgien ambulant. Entre recoudre des pneus ou rafistoler des dents… le fil est ténu !
C’est peut-être esthétique, mais encore faut-il que ça supporte la pression du gonflage, le poids des sacoches… et du couturier qui doit pédaler jusqu’au prochain hôpital. Je flippe un peu à vrai dire. Je mets le maximum de poids à l’arrière et pédale comme si je roulais sur des œufs. Mais ça a l’air de tenir ! Je n’ose pas aller trop vite, slalome autour du moindre nid de poule, avec ou sans œufs dedans, manque de me manger un poteau à force de regarder ma roue… Et finis par atteindre enfin la ville tant attendue. Aaahh !
L’hôpital en question reprend point par point la description prémonitoire que j’en avais faite : un grand vide. Des salles immenses qui se succèdent sans personne dedans. Pas de matériel, à peine quelques meubles. Une amie de l’infirmière de l’assistant du médecin de service tente de traduire à ce dernier ce que j’ai. Ce n’est pas trop difficile à deviner en voyant ma tête et d’ailleurs il ne me demande même pas d’ouvrir la bouche. Il me dit que c’est Vientiane ou rien. Je lui demande des antibio, et il se précipite à la pharmacie pour m’en dégotter un stock, tout content de pouvoir m’aider malgré tout. J’espère que cela suffira, car je n’ai nullement l’intention de me rendre à la capitale tout de suite. Il y a bien une route qui y va directement mais moi, ce qui me tente, c’est la piste Hô Chi Minh. C’est le nom que l’on donne à la zone frontalière avec le Vietnam, qui avait été utilisée par les forces viet-minh pendant la guerre contre le Sud, afin de ravitailler les rebelles dans la région de Saïgon. Le Viet-minh, venant du nord, passait secrètement par le Laos, pays neutre. Les véhicules roulaient de nuit sur des pistes 4×4 construites à la va-vite et masquées par la végétation. Pas dupes, les Américains ont « secrètement » (entendez illégalement, en violant tous les accords de paix, et en condamnant des générations entières à la misère) bombardé cette région du monde pendant près de 9 ans. Le Laos a reçu autant de bombes que la totalité des pays durant la Seconde Guerre mondiale ! L’équivalent d’un raid aérien toutes les 8 minutes, 24h/24, 7j/7, pendant les 9 années qu’a duré le conflit. Pas mal pour un pays neutre… Au final, les Américains se sont retirés après avoir fièrement défendu les couleurs de la démocratie face à l’invasion des vilains rouges. Vous aviez entendu parler de ça ? Non ? Eh bien moi non plus… Officiellement, ni les Vietnamiens ni les Américains ne reconnaissent ces combats au Laos. Pas de bombardements donc pas de déminage…la région est shootée au TNT. Et je ne suis pas au bout de mes surprises. Je ne le sais pas encore, mais c’est presque 600 kilomètres de piste traversant l’une des zones du monde les plus infortunées, que je m’apprête à traverser… avec un pneu recousu main 3h plus tôt.
Un petit tour en ville confirme mon impression que je ferais mieux d’investir mon temps à parfaire ma couture, plutôt qu’à chercher un vendeur de pneu. Je file dans une guesthouse, la seconde en 2 jours ! Que se passe-t-il ? Je vais ruiner ma moyenne annuelle si je continue comme ça. Mais il y a urgence de repos et de bricolage, si je veux engager la suite sur de bonnes bases. Je passe donc une partie de la soirée à renforcer mes lignes de couture sous le regard captivé des mouches. C’est étonnamment facile en fait. Si j’avais appris à faire cela plus tôt, j’aurais économisé un certain nombre de pneus… Pour mettre fin tout de suite à ce suspense caoutchouté, cette fameuse couture ne va pas simplement me mener jusqu’à Vientiane, elle fera 4 000 kilomètres de plus ! D’autres déchirures surgiront entre-temps à divers endroits. En tout, trois sur la roue avant, et une sur l’arrière. J’améliorerai ma méthode de réparation, notamment en utilisant de la chambre à air de camion plutôt que de vélo. Et quand mes patchs finiront par céder, je les remplacerai par des nouveaux… Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage de dent…
Comble de satisfaction, mes talents naissants de couturier ont été remarqués par la tenancière des lieux, qui reçoit justement son frère expatrié depuis 10 ans en Australie. Là-bas, il est agent d’entretien, ici… c’est le roi. Ils m’invitent à partager leur repas tout en causant de son île d’adoption, que j’ai sillonnée de long en large un à deux ans auparavant. Rien de tel pour reprendre des forces qu’un festin aussi calorique pour l’estomac que riche en chaleur humaine. Ce dont je vais cruellement manquer les 10 prochains jours. Mais je n’imagine pas encore le bourbier dans lequel je vais disparaître…
Clem